Les Mariages Forcés

Posted 04 août 2015 / Mis à jour 02 décembre 2015
Democratic Kampuchea Zone
Democratic Kampuchea District
Democratic Kampuchea Sector
Current Day District
Current Day Province
Alleged Crimes

[Avertissement: Le contenu dans les ordonnances de clôture sont des allégations, qui doivent être prouvées par des débats contradictoires. En tant que tel, les allégations ci-dessous ne peuvent pas être traitées comme des faits, sauf si elles ont été établies comme telles par un jugement définitif.]

Extraits de l’ordonnance de clôture du Dossier 002:

E. REGLEMENTATION DU MARIAGE

216. L’une des cinq politiques mises en œuvre pour réaliser et défendre la révolution socialiste par tous les moyens nécessaires consistait à réglementer les mariages par tous les moyens nécessaires. Le Parti avait forcé des couples à se marier dès avant 1, à mesure qu’il prenait le contrôle de portions du territoire cambodgien, et il a continué de le faire jusqu’au 6 janvier 1979 au moins. Les co-juges d’instructions sont saisis de tels faits survenus sur l’ensemble du territoire cambodgien.

217. Un des objectifs de cette politique était de contrôler les interactions entre individus, ceux-ci n’étant autorisés à se marier et à avoir des relations sexuelles qu’en conformité avec la politique du Parti. Le concept du mariage a été reconstruit sous le régime du Kampuchéa démocratique pour permettre au PCK de se substituer aux parents, et de permettre aux mères d'aller travailler. Le Parti avait pour objectif d’accélérer la croissance démographique et de « se constituer une famille ». Cet objectif était réalisé en mariant entre eux des individus ayant le même statut politique ainsi que de marier des militaires. Les mariages occupaient donc une place importante dans «tous les efforts possibles » entrepris par le PCK pour que la situation fût « bénéfique à la révolution ».

Dates et participation

218. Des éléments attestent de ce que le PCK forçait des gens à se marier dès 1974. En septembre 1977, Pol Pot a formulé l’objectif de porter la population du Cambodge à 20 millions de personnes en l’espace de 10 à 15 ans. Il a également déclaré que les mariages devaient être célébrés pour plusieurs couples en même temps. Cette politique relative à l’accroissement de la population a été réaffirmée à une conférence médicale nationale inaugurée par Pol Pot et à laquelle ont assisté des représentants des ministères et des bureaux, des zones et des secteurs, ainsi que des forces armées du PCK. La mise en œuvre d’un système de mariages arrangés par les autorités du Parti, au sein de la population et du Parti lui-même, a été décrite dans des publications du PCK et a fait l’objet de rapports télégraphiques adressés à la hiérarchie du Parti. Un rapport de la Zone Ouest rend compte au Centre du nombre de naissances et du nombre de mariages enregistrés.

219. Des documents et des déclarations faisaient état du caractère supposé volontaire de ces unions : Pol Pot a ainsi déclaré que « les jeunes hommes et les jeunes femmes [devaient] fonder des familles volontairement » et il a été dit que les mariages avaient lieu sur proposition des intéressés, puis par approbation du comité responsable. De nombreux témoins affirment qu’ils avaient été obligés de se marier. Les mêmes responsables qui affirmaient que les mariages étaient librement consentis ne pouvaient que constater que, dans la pratique, les gens n’étaient pas en mesure de marquer leur opposition à de telles unions car ils craignaient la violence ou la mort.

220. Pour réaliser cette politique, des célibataires d’une vingtaine ou d’une trentaine d’années ont été contraints au mariage776 par les autorités du PCK, les cérémonies se tenant généralement dans des bâtiments officiels ou des lieux publics. Après qu’on leur ait fait passer un court laps de temps ensemble, les mariés devaient retourner à leurs travaux respectifs, ne se retrouvant ensuite que lorsque le régime en décidait ainsi, dans certains cas pour assurer la consommation du mariage. Certaines personnes qui n’avaient pas consenti à se marier selon la ligne du parti ont été considérées comme des « ennemis », d‘autres toutefois n’ont pas connu ce sort.

Le profil des mariés

842. Les hommes et les femmesétaient mariés de force sous le régime du Kampuchea démocratique. La plupart d’entre eux avaient une vingtaine d’années au moment du mariage, parfois un peu moins3548, parfois davantage, encore que, selon d‘anciens cadres du PCK, les personnes étaient jugées aptes au mariage et destinés à être mariées à partir de 20 ans pour les femmes et 25 pour les hommes3550. Plusieurs témoins mariés de force étaient d’anciens moines qui avaient été défroqués. D’autres, précédemment mariés, avaient vu leur premier conjoint disparaître.

La fréquence des mariages

843. S’agissant des mariages dont la date peut être clairement établie, il apparaît que des mariages forcés ont eu lieu dès avant le 17 avril 1975 dans les régions sous le contrôle du PCK . S’agissant de la période suivante, de nombreux témoignages attestent de ce que les mariages forcés ont eu lieu pendant toute la durée du régime et dans presque toutes les zones.

844. Partout dans le pays, les gens étaient en général mariés au cours de cérémonies de masse réunissant de deux à plus de 100 couples, la majorité des témoins faisant état de cérémonies regroupant entre 10 et 60 couples. Duch raconte que son mariage a dérogé à la règle en vigueur à cette époque puisque la cérémonie s’est déroulée en l’absence de tout autre couple. Un témoin précise que les mariages étaient célébrés ensemble pour éviter tout gaspillage de ressource.

Le rôle des autorités

845. Un ancien secrétaire de secteur a expliqué que la politique des mariages de groupe était décidée au plus haut niveau, précisant qu’il avait participé à une réunion au cours de laquelle Pol Pot avait déclaré « qu’il fallait marier les gens en plusieurs couples, que même deux ou trois couples, on pouvait les marier, qu’il ne fallait pas trop se casser la tête. » Un témoin a raconté que son mariage avait été arrangé par son supérieur direct au sein du Ministère des Affaires Sociales et que Ieng Thirith lui avait avoué qu’elle aurait voulu la marier à quelqu’un d’autre. Un témoin qui travaillait au Centre de sécurité de Kok Kduoch déclare que, dans le Secteur 505, les veufs ou célibataires détenus pour « délit d’immoralité » étaient mariés en application de la politique arrêtée par l’échelon supérieur. Un ancien cadre de district soutient que les intéressés pouvaient refuser le mariage et que, même si les mariages avaient lieu suite aux décisions prises par l’échelon supérieur, il ne s’agissait pas de « mariages forcés. » Il reconnaît toutefois que, dans la pratique, c’est lui qui décidait qui devait être marié à qui, selon sa propre appréciation de leurs « biographies personnelles ». Sa décision était ensuite annoncée par le comité du district. Les couples n’osaient pas s’opposer à son choix par peur d’être exécutés. Il indique, par ailleurs, que l’on disait aux époux qu’ils étaient libres de divorcer mais qu’en réalité tout couple qui se séparait était certain d’« avoir des problèmes » et d’être envoyé dans un site de travail.

846. La plupart des témoins attestent de ce que les mariages étaient arrangés par d’autres personnes que les intéressés eux-mêmes ou leurs familles. De nombreux témoins affirment que les mariages étaient arrangés par « Angkar », « Pol Pot » ou « les Khmers rouges ». Certains précisent qu’ils étaient organisés par les représentants de l’autorité administrative tels que le chef d’unité, le secrétaire de district, le comité ou le chef du sous-district, le chef de village, le chef de coopérative, etc .

Les principes régissant le choix des époux

847. Duch déclare qu’il existait une politique voulant que les mariages obéissent à l’équation « 1+1=2 ». Cela signifiait qu’il ne fallait marier que les individus de même rang, en considération notamment de leur appartenance au Parti et de leur statut social. Ce propos est corroboré par plusieurs témoins de différentes zones. Un des témoins précise que les personnes mariées à des étrangers étaient remariées avec des cambodgiens.

848. Il apparaît également que, lorsque l’armée voulait que ses soldats se marient, des femmes étaient prises dans les villages, et que les mariages des soldats étaient arrangés en utilisant des numéros : le futur marié ayant le numéro 1 était censé se marier avec la promise portant le numéro 1, etc. Certains témoins attestent de ce que des femmes ont été mariées à des soldats infirmes. L’un d’eux indique que les personnes qui refusaient de se marier l’étaient d’office à « un soldat handicapé khmer rouge ».

Les circonstances coercitives

849. La plupart des victimes déclarent qu’elles ont été forcées de se marier et/ou avaient peur de s’opposer à la volonté d’« Angkar ». Il s’avère qu’en régle générale les gens ne connaissaient pas leur futur conjoint avant la cérémonie et qu’ils n’avaient aucun moyen d’influer sur la décision. Les témoins indiquent qu’on leur disait d’épouser la personne pressentie, que cela leur plaise ou non : une partie civile précise qu’elle n’a pas pu s’opposer au mariage, ne sachant pas où se réfugier ; un autre témoin indique qu’il a été envoyé en rééducation après avoir refusé une première proposition de mariage et qu’il n’a plus osé, par la suite, s’y opposer, etc. Même si quelques-uns ont essayé de résister, d’autres affirment que ceux qui refusaient étaient « envoyés dans une unité mobile ou dans un camp de travail, « transférés » de l’unité ou envoyés dans un camp aux fins de « rééducation », devaient « disparaître » (ce qui voulait dire qu’ils étaient emmenés pour être exécutés), étaient « accusés d’être des traîtres » ou encore étaient « écrasés ou tués par « Angkar ». D’autres témoins déclarent qu’ils n’osaient pas s’opposer, précisant que quelques personnes se suicidèrent, par noyade ou empoisonnement.

850. Plusieurs témoins ont confirmé la crainte d’être tués. Une partie civile raconte que ses sœurs ont été forcées d’épouser des cadres du Parti, bien qu’elles aient essayé d’éviter le mariage en feignant d’être malades ; elle ajoute qu’elles ont ensuite été tuées, de concert avec d’autres femmes qui avaient refusé de se marier. Un autre témoin affirme que toute personne qui prétendait décider elle-même qui elle allait épouser était emmenée pour être tuée.

851. Il est cependant des cas où des individus se sont opposés avec succès à leur mariage3597. Un témoin raconte que, dans son unité, les femmes ayant refusé collectivement les demandes en mariage que leur avait faites une unité d’hommes n’ont pas été mariées de force. Un autre témoin déclare que les femmes qui refusaient de se marier étaient « laissées pour compte » dans leur bataillon de travail et qu’elles n’étaient pas forcées de se marier. Un ancien moine défroqué explique qu’il a invariablement refusé de se marier, sans être puni pour ses refus.

852. De même, certains témoins affirment que les époux étaient en mesure d’influer sur le choix de leur futur conjoint, de demander aux autorités de pouvoir épouser une personne déterminée. Un témoin a précisé qu’il s’était élevé contre le choix de sa future épouse car il aimait une autre femme et que, suite à cela, on l’avait autorisé à épouser celle qu’il préférait.

853. Duch a indiqué, dans un interrogatoire, que, même si la proposition de mariage émanait d’un cadre du Parti, les propositions de mariage étaient faites aux couples dont on savait qu’ils voulaient se marier. Un autre témoin, qui a lui-même arrangé des mariages, soutient que la plupart des couples étaient satisfaits et précise que ceux qui ne l’étaient pas bénéficiaient de « conseils pour stimuler leur imagination » (sic), à la suite de quoi ils consentaient à leur mariage. Plusieurs autres témoins affirment que les personnes dont le mariage était programmé bénéficiaient d’une certaine liberté de choix.

La cérémonie de mariage

854. Les témoins expliquent que les mariages étaient célébrés en divers endroits : dans des bâtiments officiels (le bureau de district, le bureau du Parti, l’unité militaire, la cuisine de sous-district, l’hôpital, une salle de réunion etc) ou dans des lieux publics (une aire de stationnement, une rizière, sur les sites de travail, dans la coopérative, etc). Quelques témoins font état de mariages célébrés dans des pagodes.

855. La cérémonie de mariage obéissait en général à un certain rituel. Les témoins déclarent qu’on leur offrait de nouveaux vêtements noirs et des kramas, que les couples étaient mis en contact, soit assis, soit debout, l’un à côté de l’autre, ou se tenant par la main et qu’ils étaient tenus de jurer de se prendre pour mari et femme et de travailler pour réaliser les objectifs d’« Angkar » et mener à bien la révolution. D’autres font état de mariés défilant sous le drapeau et lisant la biographie de leur conjoint. Les témoins parlent de l’absence de cérémonie cambodgienne traditionnelle,  comprenant la participation de moines.

856. S’agissant des personnes présentes à la cérémonie, la plupart des témoins indiquent que seuls étaient présents les autres couples et les personnes à l’origine de la cérémonie, à l’exclusion des membres de la famille et notamment des père et mère. Une partie civile déclare toutefois avoir passé trois jours avec ses parents après la cérémonie de mariage. A l’inverse, un autre témoin affirme qu’il n’y avait pas de célébration, que les couples rentraient simplement chez eux, à pied, après le mariage.

857. Un témoin qui récuse l’existence de mariages forcés et de cérémonies de masse affirme que les familles participaient à la cérémonie de mariage. Selon un autre témoin, Pol Pot aurait affirmé que les familles devaient participer au mariage. Quelques témoins déclarent que le mariage était suivi d’un repas en commun. Duch, quant à lui, affirme que sa famille et la famille de son épouse (qu’il avait été autorisé à choisir lui-même) furent autorisées à participer à son propre mariage. Il était soumis à un régime de faveur en raison du poste élevé qu’il occupait, et pourtant il reconnaît qu’il n’a pas été en mesure de faire part de son souhait de voir sa mère lui adresser tous ses voeux de bonheur au cours de la cérémonie. 

Les suites du mariage

858. S’agissant de la consommation du mariage, une des parties civiles interrogées affirme qu’elle n’a pas osé refuser d’avoir des rapports sexuels avec son mari de peur d’être battue par le chef d’unité car elle avait constaté que c’était ce qui était arrivé à une autre femme de son unité. Plusieurs témoins déclarent que la consommation du mariage était surveillée par les milices. Un autre indique qu’un cadre lui avait dit que les couples qui refusaient de consommer leur mariage étaient envoyés en prison. Quelques personnes se suicidèrent pour cette raison. Un autre témoin raconte que, trois jours après la cérémonie, le chef d’unité lui dit de rester avec son mari. Elle avait très peur de son mari et les miliciens écoutaient en-dessous de la maison, la forçant ainsi à avoir des rapports sexuels avec son mari. Selon un autre témoin, les couples n’étaient pas surveillés et Duch d’ajouter qu’ « [à] [s]a connaissance il n’y avait pas de mesures particulières pour organiser une surveillance mais certains cadres immoraux espionnaient les époux pour savoir s’ils couchaient ensemble. Ceci est indépendant du problème des mariages forcés. Je me souviens notamment du cas du camarade Pang secrétaire d’un régiment puis secrétaire du Comité de l’hôpital militaire 98, qui demandait à ses subordonnés d’espionner les époux pour savoir s’ils couchaient ensemble. Il a été sanctionné pour cela : il a d’abord dû présenter des excuses aux époux puis, comme il y avait d’autres choses à lui reprocher, il a été arrêté, transféré à S-21 et exécuté. »

859. S’agissant du point de savoir si les intéressés étaient tenus de rester ensemble après la cérémonie du mariage, certains témoins déclarent qu’on les obligeait à passer un moment ensemble aussitôt après la cérémonie, avant qu’on ne les sépare. Certains indiquent qu’ils sont restés quelque temps ensemble après la cérémonie, puis qu’on les a obligés à se voir plus ou moins fréquemment (parfois environ une fois par semaine, parfois une fois par mois). D’autres racontent qu’ils sont constamment restés ensemble. Quelques uns précisent qu’ils sont toujours avec leur conjoint alors que d’autres déclarent s’être séparés.

860. Quelques témoins font état d’enfants nés dudit mariage.